• La France tente de sauver les meubles en Algérie

    La France tente de sauver les meubles en Algérie

     
     
     

    Xavier Dupretéconomiste auprès de la Fondation Jacquemotte (www.acjj.be) et militant syndical à Bruxelles, livre sur son site une analyse très riche sur les conséquences de l’effacement du clan Bouteflika en Algérie pour les intérêts français 

    On notera, au passage, la mise en examen d’Issad Rebrab, PDG de Cevital, le plus grand groupe algérien. L’homme dispose d’une fortune personnelle de 3,7 milliards de dollars, ce qui le classe en sixième position parmi les hommes les plus riches du continent africain[1]. Or, Rebrab serait un proche de l’Elysée[2].

    La proximité entre Rebrab et Macron

    Des sources algériennes supputent un lien de cause à effet entre l’arrestation de Rebrab et la montée des ingérences françaises visant Alger[3]. Déjà, lors de la diffusion de la lettre dans laquelle Abdelaziz Bouteflikha annonçait son intention de ne pas solliciter un 5èmemandat, des observateurs algériens s’étaient offusqués des commentaires émanant du Quai d’Orsay ainsi que des propos tenus sur son compte Twitter par Emmanuel Macron[4]. De manière plus générale, on ne peut que constater la réalité d’une forte influence de la France en Algérie. Comme le pointait récemment le politologue tunisien Riadh Sidaoui, directeur du Centre arabe de recherches et d’analyses politiques et sociales (CARAPS) à Genève, « la France a formé beaucoup d’élites algériennes, ce qui fait qu’il y a toujours une nostalgie de la langue et de la culture françaises. Ces élites sont tout le temps, et ce depuis la guerre de libération nationale, en conflit avec leurs consœurs arabisées, dont fait partie le chef d’état-major de l’armée. Or, la majorité des personnalités qui ont été arrêtées par la justice algérienne dans le cadre de l’opération mains propres sont francophiles ».[5]

    L’arrière-plan historique des relations franco-algériennes et plus particulièrement, la guerre d’Algérie (1954-1962) expliquent cet état de tensions permanent. L’arrestation d’un proche de la macronie n’aurait, dans ces conditions, fait qu’aggraver les pressions de Paris[6]. Ce d’autant que « la grande proximité entre Emmanuel Macron et Issad Rebrab, parfois grand mécène, autorise un questionnement sur un quelconque financement en faveur de La République en Marche. Mais ce qui est vraisemblable n’est pas forcément vrai ! »[7]. Cette très pertinente remarque de l’historien algérien Naoufel Brahimi El Mili invite à une analyse méthodique, nuancée et rigoureuse. Il convient, dès lors, d’éviter, concernant cette dimension des relations franco-algériennes, tant l’angélisme que le complotisme.

    Total, acteur majeur en Algérie

    Cette voie moyenne entre deux déficiences de l’analyse critique nous conduira à aborder la question des ingérences françaises sous l’angle de la domination économique. Revenons, dès lors, sur un fait peu noté dans les média « grand public ». La compagnie pétrolière américaine Anadarko décidait de se séparer, au printemps de cette année, de ses actifs africains. Ces derniers ont été repris par la compagnie française Total. Cette dernière « a négocié (…) le rachat des actifs africains d’Anadarko, estimés à 8,8 milliards de dollars et basés essentiellement en Algérie, au Ghana, au Mozambique et en Afrique du Sud »[8].

    Cette acquisition ferait de Total un acteur de plus en plus important au sein de l’économie algérienne. Pour s’en convaincre, il faut consulter le site Web de Total qui dispense de bien intéressantes informations sur les activités du groupe en Algérie. « Total est un acteur historique de l’exploration-production en Algérie depuis 1952. En 2017, le Groupe a produit 15.000 barils par jour (bep/j) qui provenaient intégralement du champ de gaz (…) dont le groupe détient actuellement 35%. En juin 2017, Total a signé un nouveau contrat de concession pour une durée de 25 ans afin de poursuivre l’exploitation du champ qui confère à Total 26,4 % d’intérêt aux côtés de Sonatrach (51%) et de Repsol (22,6%). En mars 2018, Total a également démarré la production du champ gazier de Timimoun situé dans le Sud-Ouest algérien. Le groupe détient 37,75% de cet actif dont la capacité s’élève à 5 millions de mètres cube de gaz par jour (environ 30 000 bep/j). À travers l’acquisition de Maersk Oil, finalisée en mars 2018, le Groupe a obtenu une participation de 12,25% dans les champs pétroliers d’El-Merk, Hassi Berkine et Ourhoud avec une capacité de production de 400.000 bep/j. En 2017, Total a acquis le portefeuille d’actifs de gaz naturel liquéfié (GNL) d’Engie qui a permis au Groupe de compléter son portefeuille mondial de GNL et dont 4,6 millions de tonnes par an proviendront de contrats d’approvisionnement avec Sonatrach [la compagnie nationale algérienne] »[9]. On remarquera que cette expansion de Total en Algérie s’est effectuée sous la présidence d’Abdelaziz Bouteflika (qui s’est terminée le 2 avril 2019). Pour le surplus, on mentionnera que les actifs d’Anadarko en Algérie représentent environ 260.000 barils par jour, soit plus du quart de la production nationale de pétrole brut.

    Coup d’arrêt aux intérêts français

    On ne s’étonnera guère, dans ces conditions, que l’actuel gouvernement algérien, réputé moins proche des intérêts français, ait trouvé le groupe Total finalement bien gourmand lors du rachat des actifs d’Anadarko. Voilà pourquoi le ministre algérien de l’Energie, Mohamed Arkab s’est adressé au management de Total pour faire savoir que les pouvoirs publics algériens et la compagnie nationale (Sonatrach) veilleraient à « préserver leurs intérêts »[10]. En l’occurrence, il était question d’utiliser, via le chef du gouvernement algérien, un droit de préemption dans le but d’empêcher la cession d’actifs[11].

    La firme Total a été contrée pour la première fois depuis longtemps en Algérie. La réaction des dirigeants de la compagnie française ne s’est pas fait attendre bien longtemps. Elle fut finalement des plus conciliantes. C’est ainsi que le PDG du groupe pétrolier français, Patrick Pouyanné, s’est rendu ventre à terre à Alger pour rencontrer le ministre algérien de l’énergie ainsi que le président de la Sonatrach, Rachid Hachichi.

    Les menaces des Algériens auront sans doute conduit la multinationale française à mettre de l’eau dans son vin. C’est ainsi qu’à l’issue de la rencontre, un communiqué commun a été diffusé faisant part de ce que« les parties ont (…) témoigné de la volonté indéfectible des deux groupes économiques de préserver leurs intérêts communs et d’œuvrer à développer un partenariat pragmatique qui créé de la valeur pour les deux parties sur le moyen et long terme » [12].

    La résistance du monde politique algérien semble donc porter ses fruits. Vu la période d’instabilité que traverse le pays, encadrer de près les activités sur le terrain de l’ancienne puissance coloniale n’a rien de superflu. Pourtant, Alger n’est pas au bout de ses peines. Pour s’en convaincre, on sondera les chiffres du commerce extérieur algérien.

    La route encore longue

    On s’aperçoit que l’Algérie exporte 60% de sa production gazière et pétrolière à destination de l’Union européenne. L’entrée de devises dans le pays dépend donc fortement du grand voisin européen. Cela dit, on imagine mal les économies européennes pouvoir fonctionner sans le gaz et le pétrole d’Algérie.

    La question des importations s’avère, en revanche, plus délicate. 45% des importations algériennes proviennent de l’Union européenne. La Chine ne représente que 11% des importations du pays. La croissance des échanges avec le géant chinois est, cependant, impressionnante puisque les importations en provenance de l’Empire du Milieu ne représentaient que 1,8% du montant des entrées dans l’économie algérienne en 1998[13].

    Ce point est important. L’Algérie est, en effet, un pays qui se caractérise par une forte action régulatrice de la part des pouvoirs publics sur le marché des changes afin de protéger les réserves en devises. Le secteur privé (en tête duquel on retrouve des multinationales européennes) a alors tendance à gonfler la facture des produits ou des services qu’importe l’Algérie pour permettre l’évasion des capitaux. Le marché des changes en Algérie est, dit-on, dual. Cela signifie qu’à côté du taux de change officiel, existe un marché noir des devises.

    Voyons, à présent, comment s’organise concrètement la surfacturation. Un importateur situé sur le territoire algérien monte une société dans un paradis fiscal (par exemple, Malte). Posons que cet importateur importe un bien qui vaut 500.000 dollars sur les marchés internationaux. Sa société maltaise achète donc ce bien au prix de 500.000 dollars. La société algérienne achète ce bien auprès de la compagnie maltaise à un prix très supérieur aux 500.000 dollars, par exemple deux millions. Il paye l’équivalent de deux millions de dollars à une banque algérienne au taux officiel. Ce bien est vendu sur le marché algérien comme s’il avait était importé au prix de 500.000 dollars sinon l’importateur restera avec son bien, trop cher, sur les bras. « L’importateur manque donc de dinars. Une partie du bénéfice de la société à l’étranger est injectée dans le marché parallèle des devises pour obtenir des dinars afin de payer ces manques. La surfacturation est donc bénéfique pour l’importateur frauduleux dès que la prime du taux de change parallèle excède le taux d’imposition de l’importation »[14]. C’est ainsi que la surfacturation concerne les produits provenant des régions ayant des accords commerciaux avec l’Algérie, principalement l’Europe, qui bénéficient, de ce fait, d’un faible taux de taxation.

    L’actuel gouvernement algérien se bat contre ces pratiques de surfacturation avec les moyens dont il dispose. Pour l’heure, les autorités algériennes procèdent à des restrictions quantitatives aux importations en provenance d’Europe. Si des importateurs font provenir des biens similaires d’autres régions du monde, pour lesquelles les taxes d’importations sont plus élevées, la prime au marché parallèle disparaît et les réserves du pays sont protégées. La Chine pourra de plus en plus jouer ce rôle au fur et à mesure de l’inscription de son industrie dans le segment des produits à haute valeur ajoutée.

    Des réserves en chute libre

    Un autre front sur lequel l’Algérie devra se battre concerne les réserves de change du pays. Ces dernières, alors que les cours du pétrole sont, depuis des années, bien maussades, ont tendance à fondre sous le poids du déficit extérieur du pays. Alors que les prix du pétrole et du gaz battaient record sur record, le pays accumulait d’impressionnantes réserves en devises. En 2014, le pays disposait de près de 185 milliards de dollars en réserves[15]. Ces dernières s’érodent à un rythme aussi continu que soutenu depuis cette époque. Les réserves de change n’étaient plus que 82,12 milliards de dollars à la fin de l’année 2018. La loi de financement de l’Etat algérien table sur des réserves de l’ordre de 62 milliards de dollars à la fin de l’année 2019[16]. L’Algérie place l’essentiel de ses réserves dans la zone euro. Il faut savoir que les réserves de change d’un pays ne sont pas détenues exclusivement sous forme de liquidités. Il est, en effet, préférable de les placer pour qu’elles rapportent un intérêt. Le choix de la zone euro s’explique par les spécificités du commerce extérieur algérien très clairement orienté, comme nous l’avons vu, vers l’Union européenne. Les chiffres sont, de ce point de vue, particulièrement clairs.

    L’Algérie ne disposait que pour 681 millions de dollars de bons du Trésor américains (dont 680 placés sur des titres à court terme)[17]. En consultant la comptabilité de la Banque d’Algérie, on s’aperçoit que les réserves nettes du pays étaient placées à la fin de l’année 2018 pour un montant équivalent à 74,115 milliards de dollars[18]. Le drame est que de nos jours, le niveau des taux d’intérêt dans la zone euro est très faible. Il repasse même en territoire négatif pour certains pays. Déjà, fin mai de cette année, « le taux d’emprunt allemand à 10 ans, ou « Bund », qui fait référence sur le marché de la dette européenne, est tombé vendredi à son plus bas historique, dans un contexte d’aversion au risque exacerbée par l’escalade des tensions commerciales. Vers 12H10 (10H10 GMT), le rendement allemand se détendait à -0,211%, contre -0,177% jeudi, dépassant ainsi son précédent plus bas du 6 juillet 2016 (-0,205%) ».[19]

    Cette diminution des taux d’intérêt sur les obligations publiques européennes (certaines d’entre elles ayant même un taux négatif) n’est évidemment pas une bonne nouvelle pour Alger. L’Algérie accumule donc moins de devises et ces dernières ne permettent pas de compenser la chute des cours.

    Là encore, une volonté d’émancipation à l’égard de l’Europe (et de Paris) devra s’imposer… 


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